19 mars 2019

Interlocuteur social unique : bonne ou mauvaise idée ?

Avoir un interlocuteur social unique afin que les usagers effectuent leurs démarches de prestations sociales. Voici le projet soutenu, entre autres, par Julien Damon, professeur associé à Sciences Po et conseiller scientifique de l’EN3S. Dans un rapport remis en 2018 au Premier ministre Édouard Philippe, il préconisait ainsi la mise en place d’un seul et même interlocuteur pour accompagner les personnes dans les dédales des démarches relatif aux prestations sociales. Cette question peut être aussi réinterrogée au regard du retour d’expérience des MSA qui appliquent déjà le principe de l’interlocuteur social unique pour leurs assurés. Stéphane Antigny, directeur de la MSA Sud Champagne et ancien élève de l’EN3S (promotion 46) apporte son éclairage sur la question.

Dans votre rapport remis en 2018, vous recommandiez la mise en place d’un interlocuteur social unique. Le plan pauvreté a repris l’idée avec la création d’un interlocuteur de l’insertion unique. Pensez-vous que ces propositions vont finir par émerger et comment ?

Julien Damon : L’idée d’un interlocuteur social unique n’est pas tout à fait neuve. Exactement sous ce terme, il s’agit du célèbre et décrié ISU pour les indépendants. Mais l’idée, en quelque sorte, d’un conseiller personnalisé en charge d’un dossier social date de la même période. Je l’avais d’ailleurs déjà introduite il y a dix ans, en 2008, à l’occasion du Grenelle de l’insertion, dont j’étais le rapporteur général. Elle s’incarne aujourd’hui dans du droit, des expériences et des projets sous le terme de « référent de parcours » ou de « référent unique ». Cette dernière expression, sans contenu forcément probant, est née dans le contexte des allocataires du RSA. Théoriquement, un référent unique les accompagne dans le dispositif et vers sa sortie, lors du retour à meilleure fortune. Personnaliser et humaniser les services publics, en particulier dans le domaine social, c’est généraliser cette logique.

Dans la loi votée en 2018 sur « un État au service d’une société de confiance » (dite loi ESSOC), il est prévu d’aller « vers une administration de conseil et de service ». Et le législateur de prévoir l’institution d’un « référent unique » – le revoilà ! – « à même de faire traiter des demandes qui lui sont adressées pour l’ensemble des services concernés ». Un décret fait la liste des administrations potentiellement concernées, et possibles candidates à l’expérimentation. On y trouve toute la sphère sociale. Donc, pour répondre à la question je pense qu’en effet nous y arriverons. Un jour…

Dans les freins régulièrement évoqués pour le déploiement d’un tel dispositif, on entend souvent la contrainte de la mise en commun des systèmes d’information et de données. Fausse contrainte ou vraie réalité ?

JD : C’est une incontestable contrainte. Double d’ailleurs. D’abord, parce qu’un référent unique doit avoir accès à l’ensemble des informations utiles. Il lui faut donc pouvoir, par un portail efficace, accéder à l’ensemble des informations sociales. Ce qui commande des modifications substantielles et une accélération des réformes en matière de partage des données et d’interopérabilité des systèmes d’information. Ensuite, c’est également une contrainte par la culture de secret professionnel dans les métiers du travail social. Comme pour tout l’ensemble des données sociales nous avons là l’empire de la CNIL et du RGPD, pour le respect des libertés fondamentales. Mais nous avons aussi des sujets de culture professionnelle et de management.

Je pense cependant – avec d’autres – que nous devons nous ouvrir et nous transformer. C’est du partage des données que naîtra une protection sociale plus personnalisée et plus efficace. Le système progresse très largement en matière sanitaire, avec un médecin référent et un dossier médical partagé qui, après bien des difficultés de mise en œuvre, se généralise. Il faut faire de même pour les droits sociaux, avec un travailleur social référent (c’est le « référent unique ») et un dossier social unique.

Pour le moment, le déploiement de l’interlocuteur unique est envisagé dans le champ de l’insertion. Pensez-vous que cet interlocuteur pourra être déployé à l’ensemble de la Sécurité sociale ? L’appelez-vous de vos vœux ? Si oui comment pourrions-nous y parvenir ?

JD : Je pense en effet qu’il faut aller bien au-delà de l’insertion. Il faut commencer par souligner que « l’insertion » ne se délimite pas aisément. On se concentre aujourd’hui en réalité sur le RSA et les éternels débats sur les contreparties et la gouvernance baroque d’un système impliquant les départements, l’État, les Caf et les caisses de MSA. Dans les textes, il y a toute la matière pour avancer autour du RSA. Mais je crois qu’il faut aller bien plus loin.

Ce qui compte c’est la profonde révision des fonctions d’accompagnement. Celles-ci ne concernent pas que les pauvres. Elles peuvent concerner tout un chacun à un moment de sa vie. Pour faire une pirouette historico-bureaucratique, il faudrait revenir à ce qui était anciennement baptisé « polyvalence de secteur ». Avec les outils modernes de communication et de gestion des données, on peut même imaginer faire beaucoup mieux. D’abord au sein de la Sécurité sociale, ensuite dans tout le domaine de la protection sociale.

Je dois cependant noter deux choses. En premier lieu, ce qui s’appelle « référent unique », dans la loi ESSOC, n’est qu’une grosse coquille vide. Il faut probablement s’en saisir pour la remplir ! En deuxième lieu, je trouve que l’on fait beaucoup d’efforts pour tenter d’unifier des prestations (c’est le projet de « revenu universel d’activité ») et peu pour unifier l’accompagnement. Or cet accompagnement mérite au moins autant d’investissements intellectuels et techniques. Certes, la matière est compliquée, mais réussir de tels projets c’est certainement être plus efficace à plus court terme en matière d’accès aux droits. En langage technico-prétentieux on dirait aujourd’hui qu’il y a là des « quick wins » potentiels. En un mot, si j’avais le choix, je mettrais plus l’accent sur des réformes pour un interlocuteur unique, que pour une prestation unique.

A la MSA, on applique déjà le principe de l’interlocuteur social unique pour les assurés. Le principe de l’interlocuteur unique est de plus en plus évoqué notamment comme solution contre le non-recours. Est-ce que ce mode de gestion permet réellement de lutter contre ce phénomène ?

Stéphane Antigny : Avant de rejoindre la MSA, je ne vous cache pas que je m’interrogeais sur son guichet unique et je pouvais même avoir quelques doutes sur la capacité de ce régime à le faire vivre pleinement. Après 4 années passées au sein du régime agricole, je peux témoigner de son intérêt et, entre autres, de sa réelle plus-value en termes de lutte contre le non recours aux droits. Le rendez-vous Prestations, par exemple, qui consiste en un entretien individuel et personnalisé, permet de nous assurer que nos ressortissants bénéficient de la plénitude de leurs droits dans tous les domaines (santé, famille, retraite, protection sociale complémentaire,…) et démontre la réussite de ce mode de gestion.

La formation et la culture des collaborateurs MSA participent également à sa réussite, chaque salarié étant en capacité d’apporter un premier niveau de réponse à nos adhérents et si le besoin se révèle de l’orienter vers le service ou l’expert compétent. Par ailleurs, ce mode de gestion permet aussi en parallèle de lutter plus efficacement contre la fraude par la connaissance complète du dossier « adhérents », qui peut être à la fois cotisant et bénéficiaire de prestations familiales, maladie et/ou retraite.

Les aspirations politiques actuelles semblent appeler à une simplification des accès aux prestations et une performance des services publics à coûts mesurés. Pensez-vous qu’une simplification est envisageable au travers de la mise en place d’un interlocuteur unique au sein de la Sécurité sociale ?

SA : Cette question nous ramène inévitablement aux ordonnances de 45 et au souhait d’unité de notre système de Sécurité sociale. Maintes fois évoquée et remise en débat, celle-ci pourrait effectivement trouver (enfin) une réponse dans la mise en place d’un interlocuteur social unique pour l’ensemble de la population. Pour autant, je ne considère pas « qu’interlocuteur unique » veuille dire « opérateur unique ». Et je pense même que si cet interlocuteur unique pour tous est aujourd’hui souhaité et souhaitable, parce que source de simplification et de meilleure visibilité pour l’adhérent, il convient de conserver une pluralité d’opérateurs, gage d’enrichissement, de complémentarité, d’adaptabilité aux problématiques singulières et d’innovation.

A ce titre, les MSAP pourraient être un bon terrain d’expérimentation et d’exemple de simplification comme de plus grande proximité, sous réserve que le service rendu soit de qualité et réponde pleinement aux attentes des populations. Et au-delà de cette meilleure visibilité pour l’adhérent, de véritables simplifications de la législation (réelle application du « dites-le nous une fois » par exemple) sont indispensables à la réussite de cet interlocuteur unique de Sécurité sociale pour une amélioration de l’accès aux droits.