12 février 2020
Les médicaments et traitements onéreux : une part inéluctablement de plus en plus forte dans l’assurance maladie obligatoire ?
La 4ème journée du cycle IHEPS a permis de mettre en lumière les différents enjeux autour des politiques de santé dans le champ de l’assurance maladie obligatoire. Parmi ces enjeux se pose notamment la question de la part des médicaments et traitements onéreux. Dominique Polton, ancienne conseillère auprès du directeur général de la Cnam et actuelle présidente de l’Institut des données de santé a fait le point sur la question lors de la journée. Elle revient pour nous sur son intervention.
Comment a émergé la problématique des traitements coûteux dans le champ de l’assurance maladie obligatoire
Dominique Polton : Cette problématique s’est développée dans le débat public avec l’apparition en 2014 d’un nouveau médicament contre l’hépatite C, le sofosbuvir, commercialisé sous la marque Sovaldi®. Le coût unitaire de ce médicament était très élevé et la population concernée importante, de sorte que le coût total du traitement est apparu considérable, y compris dans les pays les plus développés. Jusqu’en 2011, le traitement de référence, qui reposait sur la prise de 2 médicaments pendant 24 à 48 semaines, coûtait environ 5 000 €. Le traitement par le sofosbuvir (il s’agit d’une cure de 12 semaines) coûtait initialement 60 000 €. Après négociation, ce prix est passé à 41 000 €. Les prix indiqués sont des prix faciaux qui diffèrent des prix réels, lesquels ne sont pas connus[1].
Auparavant, dans le domaine du cancer, plusieurs oncologues américains spécialistes de la leucémie myéloïde chronique avaient déjà donné l’alarme. En 2013, dans la revue Blood, ils avaient dénoncé le prix des nouveaux médicaments utilisés dans cette pathologie, tels que l’imatinib (Glivec®). Plus globalement, les traitements du cancer ont vu leurs prix augmenter très rapidement dans les dernières décennies avec les nouvelles générations de produits : une chimiothérapie classique coûte entre 5 000 et 10 000 €, une thérapie ciblée, qui s’attaque à certaines mutations génétiques, environ 50 000 € et une immunothérapie, qui agit principalement sur le système immunitaire du patient pour lui permettre d’attaquer les cellules cancéreuses, de 65 000 € à 75 000 €, voire plus de 100 000 € aux Etats-Unis. Ces traitements sont coûteux, mais ils sont aussi plus efficaces. Ainsi certaines immunothérapies administrées à des personnes atteintes de mélanomes, y compris métastatiques, semblent assurer des rémissions spectaculaires.
La croissance du coût des traitements ne se limite pas à l’hépatite C et au cancer. Elle vaut pour nombre de pathologies, dont certaines sont très répandues. C’est le cas des maladies inflammatoires (maladie de Crohn, rectocolite hémorragique, polyarthrite rhumatoïde, etc.), qui ont une prévalence élevée. Ces maladies sont traitées par des anti-TNF, lesquels coûtent environ 1 000 € par mois. Les médicaments utilisés auparavant ne coûtaient que 30 € par mois.
Même pour le diabète, qui touche 3,5 millions de personnes en France, on observe une rapide substitution de la metformine, qui constitue en quelque sorte le traitement de référence et qui coûte 24 € pour 4 mois, par des traitements plus onéreux (environ 100 € par mois, soit une multiplication par quatre).
De fait, quand on analyse l’évolution des coûts de traitement, on observe que les médicaments représentent une part croissante des dépenses pour bon nombre de maladies[2].
L’impact à la hausse sur les dépenses d’assurance maladie est bien sûr lié au prix élevé des médicaments, mais aussi :
- à la fréquence des pathologies concernées : il y a quelques années, ces produits très coûteux concernaient souvent des maladies rares. Consentir des prix élevés était légitime, car les coûts de recherche ne pouvaient pas être amortis compte tenu du faible nombre de personnes concernées, et des politiques incitatives ont ainsi été mises en place au niveau de l’Union européenne. Mais de plus en plus, ces médicaments chers concernent des pathologies fréquentes : on compte ainsi chaque année 400 000 nouveaux cas de cancers, 200 000 nouveaux cas de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin et 300 000 nouveaux cas d’hépatites C ;
- à la vitesse de diffusion des nouveaux traitements, qui est particulièrement rapide en France,
- à la durée de traitement (des pathologies qui étaient auparavant mortelles deviennent chroniques avec des traitements très onéreux au long cours, comme l’imatinib pour les personnes atteintes de leucémie myéloïde chronique).
Si les progrès thérapeutiques obtenus grâce à certains de ces médicaments coûteux sont indéniables, un nombre croissant d’entre eux sont inscrits au remboursement avec des niveaux de preuve beaucoup plus faibles qu’auparavant, parce qu’ils arrivent sur le marché précocement, ou parce qu’ils sont testés sur des populations très restreintes (maladies rares, cancers avec des mutations génétiques spécifiques). Le développement des autorisations de mise sur le marché conditionnelles témoigne de cette évolution, et la Haute Autorité de santé est souvent dans une situation d’incertitude concernant l’efficacité et la tolérance des médicaments, qui doivent être confirmées en vie réelle. Ceci pose la question des données à recueillir pour évaluer, et de la possibilité de retrait des médicaments qui ne tiennent pas leurs promesses.
Quelles sont les conséquences sur le système de soins ?
Le renchérissement du coût des traitements pour les pathologies les plus graves peut avoir pour impact une concentration croissante des dépenses d’assurance maladie sur une faible partie de la population.
En soi, la concentration des dépenses n’est pas un phénomène nouveau, et c’est inhérent à la fonction même de l’assurance maladie, car les risques qu’elle couvre ne sont pas également répartis dans la population. C’est même la raison d’être de l’assurance maladie obligatoire : en mutualisant les risques et les ressources, elle permet à ceux qui sont malades de bénéficier de soins qui seraient pour eux inaccessibles s’ils devaient les financer à titre individuel. Rappelons que le coût moyen du traitement d’un cancer du poumon dépasse 20 000 € pour les deux années qui suivent le diagnostic de la maladie, que la prise en charge d’un AVC représente 15 000 € de dépenses pour l’assurance maladie, celle d’un insuffisant rénal chronique 63 000 €. Si l’on rapproche ces chiffres du montant du revenu médian, 1 700 € par mois. Il est évident que rares sont les personnes qui peuvent faire face individuellement à de telles dépenses.
La question est de savoir si ce phénomène de concentration s’accentue : nous n’avons pas de certitude sur ce point, car il y a peu d’études disponibles.
Certains considèrent que la concentration des dépenses de santé sur un petit nombre d’individus suscite un effet d’éviction, les soins courants n’étant plus pris en charge par l’assurance maladie de base. « En dehors des hospitalisations et des affections de longue durée la part de l’assurance maladie dans le remboursement des soins ne dépasse pas, aujourd’hui, 50% des soins », souligne Didier Tabuteau dans son livre « Démocratie sanitaire – Les nouveaux défis de la politique de santé » (2013).
Deux éléments peuvent cependant nuancer ce constat critique :
- d’une part, il faut rappeler que l’assurance maladie est une assurance de long terme : au début de leur vie active, les assurés cotisent en général pour des personnes malades, mais la probabilité pour qu’ils soient malades un jour est grande. Ainsi 15 % de la population est atteinte d’une affection de longue durée, mais cette proportion monte à 60 % lorsqu’on a atteint 75 ans et plus, et 80 % en fin de vie. Ce caractère de long terme de l’assurance maladie doit être affirmé et assumé, afin que chacun accepte de cotiser bien que les remboursements des soins courants soient limités ;
- au demeurant, la couverture de soins courants tels que les frais d’optique et les soins dentaires est certes faible en France (4% remboursés par l’assurance maladie de base pour l’optique, 37% pour le dentaire), mais, dans de nombreux pays, ces dépenses ne sont pas du tout prises en charge, comme l’a montré une étude récente de l’OCDE sur le panier de soins. En France, les soins courants incluent des secteurs qui se situent à l’extérieur du panier de soins dans d’autres systèmes de santé, si bien que le renoncement aux soins, qui concerne souvent chez nous les soins dentaires et l’optique, n’est pas considéré comme du renoncement aux soins dans ces pays. Beaucoup d’entre eux ont posé comme principe que les soins dentaires et optiques ne sont pas remboursés, et sont financés par les intéressés.
Il est certain néanmoins que le coût très élevé des traitements innovants a des effets d’éviction, par exemple dans les établissements hospitaliers. Et de ce point de vue, les praticiens de terrain qui soignent les malades sont de plus en plus placés en position d’avoir à faire des arbitrages difficiles. En effet ces molécules ou dispositifs onéreux absorbent une part croissante de la ressource hospitalière, et compte tenu de la contrainte budgétaire globale, les prescripteurs peuvent se trouver confrontés à des dilemmes éthiques (vaut-il mieux pour les patients accroître ces dépenses de médicaments ou recruter des infirmières pour assurer une meilleure prise en charge globale ? à quels patients les prescrire en priorité ?). Ces choix ne sont pas clairement posés au niveau national lorsque les traitements nouveaux sont admis au remboursement.
La croissance de la part des traitements onéreux est-elle inéluctable ?
La question appelle trois voies de réponses, qui ne sont pas incompatibles entre elles :
- pour beaucoup d’observateurs, les prix devraient tout simplement être moins élevés ; il est clair cependant qu’ils sont avant tout le résultat d’un rapport de force entre des acheteurs nationaux et des firmes multinationales puissantes, s’appuyant sur l’espoir des communautés de patients de pouvoir accéder à des traitements plus efficaces ;
- une part des surcoûts pourrait être absorbée plus facilement si la prescription était plus efficiente et si des marges étaient dégagées par ailleurs, par exemple grâce à une plus grande utilisation des médicaments génériques et des médicaments bio-similaires ;
- enfin, des choix peuvent être effectués afin que ne soient financées que les innovations dont le rapport bénéfices/coût est le meilleur.
Ceci implique que l’évaluation ne soit pas seulement médicale, mais aussi médico-économique. L’évaluation médico-économique consiste à analyser les coûts et l’efficacité d’un nouveau médicament par rapport à un traitement de référence, et à en déduire le coût supplémentaire d’une année de vie gagnée, en pondérant cette année de vie par la qualité de vie. Ce « coût par QALY (quality adjusted life year) gagné » est l’indicateur habituellement utilisé au plan international, et c’est celui qu’utilise la Haute Autorité de santé.
La question complexe est : jusqu’où sommes-nous collectivement prêts à payer une année de vie supplémentaire gagnée pour un individu ?
Certains pays ont décidé de se donner un seuil explicite. Ainsi le National Institute for Health and Care Excellence (NICE), qui est l’agence d’évaluation britannique, a fixé un seuil de 30 000 £ par QALY, en admettant cependant un seuil plus élevé pour les années en fin de vie. L’application d’un tel seuil conduit à refuser un nombre important de nouveaux traitements onéreux : entre 2007 et 2014, 51 % des décisions de NICE concernant le remboursement des médicaments anticancéreux ont été négatives. Sur les 42 nouveaux médicaments approuvés en Europe entre 2011 et 2015, 96% étaient remboursés en France en 2016, 67% au Royaume-Uni.
Rares sont cependant les pays qui fixent ainsi des seuils stricts au-delà desquels ils refusent le remboursement, comme le fait le Royaume-Uni, et l’évaluation médico-économique est le plus souvent un critère parmi d’autres.
Il n’en reste pas moins que face à l’explosion des coûts de traitement, un nombre croissant de pays atteignent un point de rupture. Ainsi en 2015 un nouveau traitement de la mucoviscidose a été mis sur le marché, mais au prix revendiqué par l’industriel, l’Angleterre, la Belgique, le Canada ont décidé qu’ils ne pourraient pas le rembourser (le Canada estimant qu’il fallait une baisse de prix de 80 % pour ramener le coût d’une année de vie gagnée à un niveau raisonnable), et les négociations du prix en France se sont avérées très difficiles.
Quelles pistes pour la prise en charge des traitements onéreux par l’Assurance maladie ?
Il n’y a pas de solutions simples face à cette problématique du renchérissement des coûts de traitement. On peut cependant formuler quelques pistes de réflexion :
- Les décisions qui conduisent à engager des ressources très élevées au bénéfice d’un petit nombre de patients relèvent d’une responsabilité partagée entre les régulateurs nationaux, qui prennent les décisions de remboursement, et les cliniciens de terrain qui prennent les décisions d’administrer ou non ces traitements aux patients. Les seconds sont souvent confrontés à des dilemmes éthiques, et se retrouvent en position d’arbitrer entre différents usages de ressources contraintes. Le niveau national doit assumer sa part de responsabilité et éviter de laisser les acteurs de soins seuls face à ces arbitrages. A l’inverse, les praticiens doivent être aussi vigilants sur le bon usage de ces innovations coûteuses.
- L’évaluation médico-économique peut aider aux deux niveaux : il est inévitable, même si ce n’est pas dans une utilisation mécanique, qu’elle guide les choix collectifs, car tout ne peut pas être financé et l’acceptation de coûts de médicaments très élevés peut avoir un effet d’éviction sur d’autres types de soins. Mais elle peut être aussi mieux utilisée qu’aujourd’hui au niveau local, en donnant un signal sur des traitements pour lesquels une vigilance concernant l’usage et le respect des recommandations est particulièrement importante.
- Dans ce même esprit, les conditions d’usage des molécules innovantes doivent faire l’objet d’une surveillance active et d’actions visant à faire respecter les bonnes pratiques, pour une efficacité et efficience optimale de ces traitements.
- Il faut mettre en place des dispositifs permettant de collecter et d’exploiter les données en vie réelle, après la commercialisation des produits innovants, à la fois pour assurer cet encadrement de leur usage et pour vérifier leur balance bénéfice / risque et coût / efficacité en pratique courante. C’est un enjeu majeur, car de plus en plus de traitements arrivent sur le marché de manière précoce et avec une incertitude sur leurs performances.
- Enfin l’amélioration de la coopération internationale pourrait conduire à un rapport de force plus équilibré entre les firmes multinationales qui commercialisent ces produits et les acheteurs que sont les systèmes de santé, mais c’est une voie difficile.
En savoir + sur le cycle 10 de l’IHEPS
[1] Les négociations qui se déroulent dans chaque pays conduisent en effet à des prix « officiels » mais aussi à des remises sur ces prix qui sont confidentielles.
[2] Voir notamment les rapports sur les charges et produits publiés annuellement par la Cnam, dans lesquelles elle analyse chaque année l’évolution des dépenses d’assurance maladie par pathologie.