18 février 2020

Mission Thiriez : « Le décloisonnement des écoles doit davantage passer par la formation continue » – Dominique Libault

Aef info interview Dominique Libault sur la mission Thiriez, retrouvez l’article ci-dessous (https://www.aefinfo.fr/depeche/621966)

Ce qui me semble tout à fait positif » dans la réforme de la formation de la haute fonction publique  telle qu’envisagée par la mission Thiriez, « c’est l’objectif de décloisonnement des formations qui est dans l’ADN de l’EN3S. En revanche, cela ne doit pas se limiter à la formation initiale […], davantage passer par la formation continue et des parcours professionnels » diversifiés, estime Dominique Libault, directeur général de l’École nationale supérieure de la sécurité sociale, dans une interview à AEF info, le 14 février 2020. Il réagit notamment au projet de la mission Thiriez de rapprocher l’EN3S avec l’EHESP. S’il ne le rejette pas, il estime qu’il « ne doit pas exclure d’autres types de rapprochements » et rappelle que bien que public, le concours de cette école créée par Michel Debré en 1960 ouvre sur des emplois de droit privé, ce qui exclut tout projet de concours commun.


Dominique Libault, directeur de l’EN3S.

AEF info : Quelle analyse portez-vous sur la mission Thiriez sur la réforme de la formation de la haute fonction publique ?

Dominique Libault : Ce qui me semble tout à fait positif, c’est l’objectif de décloisonnement des formations qui est dans l’ADN de l’EN3S. L’EN3S est en effet une école qui forme l’ensemble des cadres dirigeants de l’univers de la sécurité sociale qui va des Urssaf, donc des fonctions de recouvrement, jusqu’aux CAF, qui assurent des fonctions sociales, en passant par l’univers de l’assurance maladie et de la santé avec la CPAM et les ARS et l’univers retraite. Autre spécificité, nous formons tant les fonctions de directeurs que celles d’agents comptables, appelés désormais directeurs comptables et financiers. Nous tenons donc beaucoup à cette idée de décloisonnement qui permet de fait des parcours professionnels extrêmement variés.

Mais il faut aller plus loin, notamment parce que la protection sociale est en interaction avec énormément de sphères. Je rappelle que la protection sociale représente un tiers de la richesse nationale, ce qui implique de nombreuses interactions avec les finances publiques, la santé, les territoires, le social. Il est donc nécessaire de décloisonner encore davantage et d’offrir des parcours professionnels plus variés aux personnes qui optent pour ces cursus. Ce raisonnement me semble donc une excellente chose.

En revanche, cela ne doit pas se limiter à la formation initiale, qui n’est qu’un élément du puzzle. Deux autres éléments sont encore plus importants : la formation continue et l’organisation des parcours professionnels. A titre d’exemple, j’ai réalisé récemment un rapport sur le grand âge et l’autonomie. A cette occasion, j’ai pu percevoir combien, bien que formés dans la même école, les directeurs d’hôpitaux et les directeurs d’Ehpad travaillent finalement assez peu ensemble, 15 ou 20 ans après leur formation. Ce qui n’est pas sain par rapport à la vision de parcours nécessaires pour les personnes âgées et de décloisonnement nécessaire entre ces structures.

Tout le sujet est là. Le décloisonnement doit davantage passer par la formation continue et des parcours professionnels permettant un mélange des personnels. Ne pensons pas que nous allons réussir ce décloisonnement et une meilleure coordination des acteurs par le seul sujet de la formation initiale. Il faut mettre en place des formations continues mixées et pas seulement, pour reprendre le projet d' »école de guerre », pour les seuls dirigeants de hauts niveaux, mais à tous les échelons. Et mettre en place des parcours professionnels permettant de naviguer d’un univers à l’autre, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

AEF info : Que pensez-vous du projet de tronc commun à l’ensemble des écoles de la haute fonction publique au cours des premiers mois de la formation initiale ?

Dominique Libault : Un tronc commun est intéressant dans la mesure où cela peut participer à ce décloisonnement et si l’organisation du cursus est pertinente et évite les cours magistraux classiques par exemple. Il faudrait de préférence mettre en place des stages en commun, avec des travaux à mener et des regards croisés, entre les différentes écoles. Nous l’avons du reste déjà appliqué à notre modèle avec des écoles de notre territoire stéphanois : école du design, école des Mines… La pluralité du regard sur un même objet peut être extrêmement enrichissante.

Mais cela est nettement plus compliqué à mettre en place en matière de formation continue, y compris en ce qui nous concerne car les modes de financement de la formation continue sont très différents entre l’univers de la sécurité sociale et celui de la fonction publique en raison de la persistance de silos. Je rappelle à cet égard que l’EN3S, accessible sur concours, donne accès à des emplois publics de direction mais qui ne sont pas des emplois de fonctionnaires mais des emplois de droit privé. Ce qui permet des parcours professionnels riches, y compris en dehors de sphère publique, par exemple au sein des complémentaires santé. Mais tout n’est pas encore résolu pour donner la possibilité de faire des parcours réguliers entre la sécurité sociale, les hôpitaux, les ARS… Or, la mission Thiriez ne pouvait mener à bien un tel travail spécifique. Celui-ci reste donc à faire pour aller plus loin, à l’instar du décloisonnement entre les établissements médicaux-sociaux et les hôpitaux par la loi du 3 août 2009 relative à la mobilité dans la fonction publique, qui a permis d’établir des cursus comparables entre les uns et les autres et a facilité les passages.

Autre remarque : ce décloisonnement peut être entre l’univers sécurité sociale et l’univers réseaux sanitaires « EHESP » mais aussi avec l’univers des finances publiques, les Direccte, Pôle Emploi, que l’on oublie souvent dans ce domaine, voire avec la fonction publique territoriale. Il doit être très global et pas seulement dirigé sur le seul univers santé.

AEF info : A la lumière de ces souhaits, que pensez-vous d’un possible rapprochement avec l’EHESP ?

« Lorsque l’on consacre un tiers de la richesse nationale à cette redistribution, cela devient un élément essentiel de la citoyenneté. Or cet élément est peu enseigné. Comment devient-on aujourd’hui un citoyen social en France ? »

Dominique Libault : Un rapprochement, pourquoi pas. Simplement, il ne doit pas exclure d’autres types de rapprochements ; par ailleurs, il semble important, dans toute évolution, de bien penser à préserver l’unicité de l’approche de la sécurité sociale à la fois dans ses domaines mais aussi dans le continuum que propose l’EN3S au-delà de la formation continue, ce qui implique d’englober la recherche, le développement international et toute la pédagogie de la sécurité sociale.

Lorsque l’on consacre un tiers de la richesse nationale à cette redistribution, cela devient un élément essentiel de la citoyenneté. Or cet élément est peu enseigné. Comment devient-on aujourd’hui un citoyen social en France ? C’est un vrai sujet. L’école a d’ailleurs reçu une mission sur ce sujet qui nous a amenés à nouer des partenariats avec l’Éducation nationale et la Défense dans le cadre notamment du SNU. Ces éléments doivent être pris en compte et il est extrêmement important de garder un lieu à même de penser la transmission et la transformation de la sécurité sociale mais en interaction avec d’autres univers.

Enfin, la spécificité de l’EN3S, dont le concours public donne accès à des emplois de droit privé et un secteur qui mixe droit privé et droit public, nous soumet par exemple aux règles du droit privé en matière de formation professionnelle. Il est donc impossible d’envisager un concours commun, sauf à fonctionnariser la sécurité sociale, ce qui n’est bien sûr pas d’actualité. Par conséquent, s’il est intéressant qu’elle soit intégrée à la mission Thiriez, l’EN3S présente des particularités liées au droit du travail qu’il faut prendre en compte.

AEF info : Vous mentionnez la recherche et le développement à l’international. Quels sont vos projets en la matière, sachant qu’Emmanuel Macron a mentionné ses orientations en avril dernier en annonçant la réforme de la haute fonction publique ?

Dominique Libault : Ce sujet mérite effectivement réflexion. A la différence de l’EHESP, nous n’avons pas de chercheurs en permanence mais nous faisons appel à des équipes de recherche. Ainsi avons-nous par exemple mené une recherche sur les modèles de redistribution internationales les plus efficaces avec l’équipe du Liepp de Sciences Po ; nous lançons actuellement une recherche avec l’Acoss et la Dares sur les motivations pour les employeurs de recourir au détachement des salariés ; nous travaillons également sur les hotlines gériatriques en lien avec le CHU et l’université de Saint-Étienne.

Ces recherches sont donc menées dans des domaines très variés. Mais elles doivent absolument respecter deux paramètres importants : la pluralité d’approche et la pluridisciplinarité. Nous ne pouvons en effet pas enfermer la protection sociale dans les questions de droit ou d’économie. Si l’on veut développer la recherche en protection sociale, la question peut se poser de la pertinence d’avoir des chercheurs à demeure ou de faire appel à des équipes de recherche diversifiées. Se pose aussi la question de l’articulation avec la direction de recherche et des études du ministère qui a aussi une responsabilité en la matière ainsi que les recherches menées par les caisses de sécurité sociale. Tout cela mérite d’être regardé de très près.