25 août 2023
Grand prix de la protection sociale : Thomas Coutrot et Coralie Perez, présentent leur ouvrage « Redonner du sens au travail »
Afin de contribuer à la promotion de la protection sociale, l’École nationale supérieure de Sécurité sociale (EN3S) et la Caisse des Dépôts se sont associées, depuis 2019, pour attribuer le « Grand Prix de la protection sociale ». Ce prix vise à récompenser les meilleurs ouvrages, parus durant l’année, qui participent aux débats sur la protection sociale et aux analyses qui sont développées sur son organisation, sa pertinence et sa performance.
Réuni le 19 avril 2023 pour désigner les ouvrages lauréats de l’édition 2023, le jury réunissant des experts issus du monde de la protection sociale, a décidé de co-primer deux ouvrages :
- Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail – Une aspiration révolutionnaire, Seuil, septembre 2022
- Hippolyte d’Albis, Les séniors et l’emploi, Les presses de Sciences Po, mai 2022
Thomas Coutrot, statisticien et économiste, chef du département Conditions de travail et santé de la DARES au ministère du Travail de 2003 à 2022 et Coralie Perez, socio-économiste, ingénieure de recherche à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Centre d’économie de la Sorbonne, nous présentent leur ouvrage.
Pouvez-vous définir le concept de « sens au travail » ?
Prendre au sérieux la question du sens du travail, c’est récuser la conception doloriste du travail – que reflète cette fausse étymologie du latin « tripalium », instrument de torture. Le travail n’est pas qu’une peine qui mérite salaire, c’est aussi une activité où les êtres humains engagent intelligence et subjectivité, et par laquelle ils peuvent construire leur santé. Dans l’approche des ergodisciplines (ergonomie, psychologie et sociologie du travail…), le travail est une activité par laquelle les humains transforment le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes: son sens résulte (ou non) du succès de ces transformations. Ainsi, un travail a du sens s’il nous permet de nous sentir utile aux autres, de nous reconnaître dans ce que nous faisons en respectant les règles du métier et l’éthique commune, et de développer nos capacités. Utilité sociale, cohérence éthique, capacité de développement : ces attentes sont fortes et partagées par la plupart des personnes, quel que soit leur niveau dans la hiérarchie sociale ou leur âge. Mais elles sont souvent déçues, et plus encore depuis la pandémie. En mettant au premier plan du débat public la question de l’utilité sociale des métiers (les activités « essentielles »), celle-ci a certainement renforcé le questionnement, en germe depuis quelques années, sur le sens du travail. Le taux inédit de départs volontaires (démissions ou ruptures conventionnelles) en 2022 peut s’interpréter de cette manière.
Le titre de votre ouvrage « Redonner du sens au travail » implique qu’il y a eu une perte de sens. Quelles sont les principales évolutions dans les organisations mais aussi sociétales qui expliquent cette perte de sens ?
Le sentiment de perte est fortement exprimé par les salariés confrontés à l’introduction et la généralisation du management par les chiffres. Celui-ci a émergé dans les années 1990, moment où les investisseurs financiers imposent l’exigence d’une rentabilité élevée et constante dans le temps (ou d’une baisse des coûts dans le secteur public) et réclament la transparence sur les sources de performance. Les réorganisations permanentes (reengineering, Révision Générale des Politiques Publiques, Modernisation de l’Action Publique…) sont des signaux envoyés par les dirigeants d’entreprise ou les hauts fonctionnaires aux marchés financiers pour les assurer de cette recherche inlassable d’optimisation. Les procédures rigides appuyées sur les outils numériques (process) et les obligations de rendre en permanence des comptes sur l’activité (reporting), se sont multipliées, donnant naissance à un « néo-taylorisme digital ». Le lien entre ce type de management et la perte de sens du travail peut être vérifié statistiquement grâce aux enquêtes Conditions de travail, qui fournissent plusieurs indicateurs pertinents. Nous montrons que le sens du travail dépérit avec la multiplication des changements organisationnels et des objectifs chiffrés. Les salarié·es des entreprises de sous-traitance trouvent peu de sens à leur travail, tout particulièrement en ce qui concerne le sentiment d’utilité sociale : les destinataires finaux de leur travail (clients, usagers…) leur sont trop éloignés.
Quelles sont, selon vous, les voies possibles à emprunter pour redonner du « sens au travail » ?
Nos résultats statistiques montrent aussi que les changements ou les objectifs ne sont pas délétères par nature : tout dépend de la façon dont ils sont mis en place et en particulier de la manière dont les salariés sont associés aux décisions. Autrement dit, il faut qu’ils et elles aient pu faire valoir leur connaissance du travail réel. Faute de quoi la prescription du travail se fondera sur une vision purement abstraite de celui-ci, et viendra entraver le déploiement du travail vivant. Au-delà, tout ce qui, dans la gouvernance des organisations et la manière dont le travail est organisé, permet de développer le pouvoir d’agir des salariés sur leur travail, est favorable à soutenir le sens du travail.
Que représente pour vous le fait de remporter ce prix avec un ouvrage sur cette thématique
Nous avons bien sûr été honorés de cette reconnaissance, mais aussi plutôt surpris car notre ouvrage ne traite pas directement des questions de protection sociale. Mais à bien y réfléchir, le lien est clair: améliorer la qualité des emplois, notamment en redonnant du sens au travail, permettrait d’accroître l’attractivité des métiers et le taux d’emploi, et d’éviter un certain nombre de réformes de la protection sociale (assurance-chômage, RSA, retraites, et on parle maintenant des indemnités pour maladie…) qui ont pour but de pousser les salariés à accepter les emplois tels qu’ils sont, mais contribuent à la précarité sociale.
Le co-lauréat du prix de la protection sociale, Hippolyte d’Albis, dresse un panorama de l’emploi des seniors en France. Le problème du sens au travail relève-t-il d’une particularité pour les seniors ?
Les seniors qui ont un emploi lui trouvent plutôt plus de sens que les générations postérieures. Cela vient du fait qu’au fil de leur cheminement, ils ont souvent réussi à trouver chaussure à leur pied. Mais celles et ceux qui n’y sont pas parvenus ont souvent quitté le marché du travail: nos résultats montrent que ne pas trouver de sens à son travail pèse aussi lourd que la pénibilité physique sur la probabilité de juger son travail insoutenable. Autrement dit, pour améliorer le taux d’emploi des seniors, l’un des principaux leviers, trop souvent négligé, est d’améliorer les conditions de travail à tous les âges.
Retrouvez Coralie Perez lors des Grands dossiers de la protection sociale 2023 : LES SOLIDARITÉS À L’ÉPREUVE DES DETTES FINANCIÈRE ET ÉCOLOGIQUE.
Mercredi 11 octobre, dans le cadre de la journée consacrée au travail et à la vieillesse, les lauréats du Grand Prix de la Protection Sociale 2023 interviendront sur l’avenir du travail.