8 mars 2019
Entretien avec Elise Debiès, nouvelle directice de l’IHEPS
Avant de prendre vos fonctions de directrice de l’IHEPS et des relations internationales de l’EN3S, quel a été votre parcours ?
Je viens de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav), où je dirigeais les relations internationales et la conformité informatique et libertés.
Ces fonctions, qui peuvent sembler aux antipodes l’une de l’autre, sont liées à mon parcours : j’ai en effet « attaqué » la protection sociale par le numérique, en tant qu’adjointe à la cheffe du bureau des systèmes d’information de la direction de la Sécurité sociale. Au sein de la protection sociale, la donnée est au cœur de tous nos métiers – presque toujours personnelle, souvent sensible (même quand elle devient statistique). Le dialogue entre les métiers, le droit des données et les systèmes d’information est un levier de transformation puissant !
Globalement je m’attache à développer le dialogue, entre les branches de la Sécurité sociale, avec les assurés, entre le public et le privé. C’est en impliquant toutes les parties prenantes et avec une vision globale, il me semble, que nous pourrons maîtriser le système et adapter nos services aux besoins.
Pouvez-vous nous décrire votre poste en quelques mots. Quels sont les enjeux, quels sont les freins ?
J’ai deux casquettes complémentaires, l’Institut des hautes études de protection sociales (IHEPS) et les relations internationales de l’EN3S. Le grand enjeu commun, c’est la pédagogie. Notre système de protection sociale est certes complexe, mais on ne se donne pas non plus assez la peine de l’expliquer en langage clair ! C’est pourtant la condition de la confiance et de l’implication des citoyens.
Au niveau de l’IHEPS, cette pédagogie se développe auprès de cadres et experts de haut niveau, qui deviennent, forts d’une compréhension fine du système à travers les thématiques renouvelées chaque année, de véritables « ambassadeurs de la protection sociale » dans leurs fonctions respectives. Nous visons en effet un public élargi aux entreprises, qui sont des partenaires essentiels dans le développement de la protection sociale.
Un fort enjeu réside dans notre capacité à nous faire mieux connaître et à intensifier le « maillage » du réseau d’acteurs et d’études en protection sociale : nouveaux partenariats et projets collectifs de recherche sont essentiels pour le développement de l’IHEPS.
L’appréhension, par nos auditeurs, de l’articulation de systèmes de couverture sociale facilite les comparaisons internationales, un autre point fort de l’IHEPS. On rejoint ainsi très naturellement les relations internationales de l’EN3S, qui s’inscrivent pour moi parfaitement dans le prolongement de cette mission de pédagogie qui anime l’IHEPS et toutes les missions de l’EN3S. Notre protection sociale est indissociable de l’extension de la protection sociale dans le monde, à laquelle nous contribuons à travers la formation et la coopération.
Sans l’expertise des caisses de Sécurité sociale, pas de coopération possible à l’international. Mais nous devons aussi nous projeter dans un projet construit et global de coopération, avec des priorités, des actions partagées, des experts formés à cet exercice particulier. « L’équipe France » ne doit pas avancer en ordre dispersé et l’EN3S peut contribuer à sa coordination.
La thématique du cycle IHEPS de cette année porte sur les mutations de la solidarité. Selon vous, comment adapter la protection sociale aux mutations de la solidarité ?
Les fondements des solidarités qui lient la société française sont aujourd’hui au cœur de tensions dans lesquelles aspirations individuelles et collectives peinent à se retrouver. L’enjeu principal de la protection sociale c’est, pour moi, que personne ne s’en sente exclu.
On peut aborder les mutations à l’œuvre de maintes façons ; je soulignerai pour ma part, à nouveau, l’impact du numérique. Internet n’est plus cet espace de libre circulation des idées, presque libertaire, qui a présidé à son éclosion, mais présente au contraire le risque du rétrécissement de la pensée, de l’ « encapsulement » des idées dans des communautés virtuelles où on ne côtoie plus que des gens comme nous.
A nous de « renverser la vapeur » pour que cette nouvelle structuration des liens sociaux sur les réseaux, qui peut compartimenter et isoler, devienne au contraire un atout, en réinjectant du « collectif » dans la conception de nos systèmes et dans nos services de protection sociale.
Ce « collectif » pourrait consister, d’une part, à organiser le dialogue citoyen en s’appuyant sur le potentiel du numérique. En effet, s’ils présentent le risque de cloisonner, les réseaux sociaux sont aussi une formidable opportunité pour participer au débat collectif. Il n’y a qu’à voir le Grand débat national, qui a permis à un grand nombre de s’exprimer, directement sur la plateforme officielle, dans les débats organisés sur tout le territoire et dont les synthèses sont remontées sur la plateforme, ou plus diversement sur les réseaux sociaux. C’est en soi un signe de vitalité démocratique, quel que soit le cadre où cette expression ait eu lieu, mais n’est-ce pas aussi l’occasion de poursuivre ce dialogue et de s’appuyer sur la puissance du numérique, non pas seulement pour la capacité de l’intelligence artificielle à dégager les résultats du débat passé, mais aussi pour l’organisation collaborative des archives et des consultations futures qu’il permet ? Les enjeux et équilibres de protection sociale sont souvent mal appréhendés, or nous avons là une formidable occasion de contribuer à l’appropriation critique des outils numériques et des questions de protection sociale par le citoyen, en structurant grâce au numérique le débat démocratique sur ces questions.
Au niveau des services aussi, réinjecter du « collectif » est nécessaire. L’individu « acteur de sa protection sociale » qui gère « ses droits » depuis « son compte personnel en ligne », est-il incité à prendre conscience de l’importance de la solidarité au sein de notre société ? La personnalisation des services en ligne est nécessaire, mais peut être contre productive si, sans explication de nos mécanismes de solidarité, elle participe finalement à l’individualisme galopant. Cet individu isolé face à son smartphone craint en outre plus ou moins consciemment de voir son travail, ou celui de ses enfants, remplacé par de l’intelligence artificielle, ce qui le pousse à se recroqueviller davantage. Pourtant grâce à la mise en réseau des individus, de nouvelles mutualisations sont possibles.
Certes il faut intégrer la gouvernance par la donnée, qui nous permet de mieux connaître, anticiper et même prédire les parcours, dans le pilotage de nos systèmes et la conception de nos services, mais les choix stratégiques de solidarité qui sont au cœur de nos missions de service public doivent être assumés, expliqués, pour que le public se les approprie, les partage, contribue à leur adaptation aux besoins du terrain.
Le numérique peut ainsi contribuer à créer le nouveau visage du service public de la protection sociale ! Par exemple, sans la plateforme européenne de cohabitation intergénérationnelle Toit+Moi pilotée par la Cnav, des étudiants européens mobiles n’auraient jamais rencontré les retraités qui les accueille. C’est un service de protection sociale créé par et pour les citoyens, à dimension européenne. Exploiter le potentiel du numérique pour plus d’inclusion, c’est ce qui doit pour moi guider notre transformation.